La rhétorique du rideau
Commissariat : Inès Geoffroy

Je me souviens de la première fois où j’ai franchi les portes de l’ICI – Institut des Cultures d’Islam : jeune adolescente, j’accompagnais mon père venu donner une conférence pour une veillée de Ramadan. Ce soir-là, j’ai ressenti un fort sentiment d’appartenance et de fierté, dans un lieu dédié aux expressions artistiques de ma culture et de ma foi. En grandissant, ce sentiment a été mis à l’épreuve, lorsque j’ai compris que mon intimité, la manière dont j’aimais, ne correspondait pas à ce qui était attendu. Comme si un accord tacite existait déjà, sans qu’on ne m’ait jamais demandé mon avis.
S’installe alors l’idée qu’il faudrait sacrifier une part de soi pour en préserver une autre. Renoncer d’un côté ou de l’autre. Pourtant, cet héritage – familial, culturel, spirituel – n’a jamais cessé de m’habiter et de me porter. Ne pas choisir devient dès lors un travail intérieur, sans fin, toujours à renouveler. Cette attention permanente crée des espaces de frictions mais aussi d’attachement. Depuis ces interstices, nous construisons nos récits et c’est dans cet espace que s’inscrit La rhétorique du rideau. Avec les artistes réuni·es ici, nous avons cherché à raconter autrement, à habiter les marges sans s’y enfermer, à faire de l’écart un lieu de parole, chacun·e à sa manière. Paradoxalement, la faible visibilité de nos vécus peut aussi nourrir la fascination et attirer le regard. Comment se prémunir pour qu’ils ne soient pas réutilisés à nos dépens, fétichisés, instrumentalisés ?
La notion de rhétorique du rideau, empruntée à l’auteur Jamal Ouazzani dans son essai Amour, propose unealternative à l’injonction au coming out : total, irréversible, visible ou rien. Le rideau devient un dispositif qui trouble ce récit. Un espace où l’on choisit ce que l’on montre, à qui, à quel moment, en restant maître de son propre discours. Un entre-deux mouvant où l’on peut jouer avec les attentes plutôt que d’y répondre frontalement. Le rideau donne à chacun·e le droit de décider ce qui est transmis, ce qui reste à l’abri, ce qui se construit ailleurs. Lié à la notion de rhétorique, il devient un outil de négociation permanente avec le monde, un geste d’autodétermination, de résistance, d’équilibre entre opacité revendiquée et parole offerte.
Cette exposition est une tentative de donner élan et présence à nos voix, nos démarches – qu’elles soient spirituelles, artistiques ou politiques – à travers la force du collectif. Ce qui transparaît entre nos silences et nos prises de position fait ici lien, mémoire, avenir.
Inès Geoffroy
Commissaire de l’exposition
Salle 1

Bienvenue dans l’exposition ! Inès Geoffroy vous invite à revivre la journée qui a réuni les artistes de l’exposition pour la première fois. C’était il y a quelques mois à Thundercage, un lieu en plein air. Ils ont partagé des lectures et des œuvres autour d’un barbecue. Installez-vous pour l’écouter raconter cette histoire.
L’exposition offre à chaque artiste une salle dédiée et les entretiens qui suivent accompagnent la visite afin de plonger en profondeur dans leur pensée et leur pratique. Avant de découvrir leurs œuvres, la première salle du parcours raconte l’origine du projet, tel un prélude. Car c’est bien d’une histoire qu’il s’agit – une histoire en train de s’écrire, dont l’exposition à l’ICI constitue le deuxième chapitre.
Le premier a vu le jour en octobre 2024, sur les bords du canal d’Aubervilliers, dans le cadre de Thundercage : un format d’expositions éphémères et sauvages imaginé par Romain Vicari, qui investit l’espace public le temps d’une journée. Invitée à concevoir sa 41e édition, j’ai réuni Meryam Benbachir, Emma Bert Lazli, Reda El Toufaili Kanaan, Mehdi Görbüz, Amine Habki et Sido Lansari – qui participent aujourd’hui à cette exposition – ainsi que d’autres artistes qui nous ont accompagné·es par des lectures. Ensemble, nous avons cherché à faire émerger ce qui nous relie : le fait d’évoluer entre des cultures musulmanes et des intimités en marge des normes dominantes. Pendant quelques heures, artistes et public ont fait communauté, entouré·es d’œuvres, de livres, de lectures et de performances. Cette journée pluvieuse, vécue comme un moment de cohésion et de joie militante, a réchauffé les cœurs et créé le désir de porter ces voix plus loin dans le monde de l’art.
Cette première salle résonne comme un écho de cette journée fondatrice, invitant à en revivre les traces sensibles, à travers des photographies et une création sonore où je fais émerger mes souvenirs. Sont également rassemblés dans cet espace des livres qui nous ont accompagnés et ont nourri nos démarches, personnelles autant qu’artistiques. Ces références – bibliographiques comme sonores – sont accessibles en ligne juste ici.
Salle 2 – Reda El Toufaili Kanaan

Avez-vous remarqué que vous contrôlez la lumière avec le bruit de vos pas ? Reda El Toufaili Kanaan se souvient de moments partagés avec sa mère en faisant la cuisine. Ils ont réalisé ensemble les petits gâteaux en béton que vous voyez au sol, avec les moules qu’elle a emportés en quittant le Liban. Elle lui a toujours dit que s’il renversait du sel par terre, il devrait le ramasser avec ses cils dans l’au-delà. En recouvrant le sol de sel, il nous invite à dépasser les interdits pour se rapprocher de la lumière et du sacré.
Inès Geoffroy (IG) : Quel rôle joue la lumière dans cette pièce, et comment dialogue-t-elle avec les autres éléments de ton installation ?
Elle relie tous les éléments, traverse les rideaux, éclaire les petits gâteaux en béton. C’est une lumière immatérielle, presque comme un souffle, qui souligne ce qui est dedans et dehors, qui brise la frontière. Contrairement à une porte, qui impose une séparation, ici, la lumière ouvre – même si le rideau suggère au départ une limite. Il y a un va-et-vient constant entre ouverture et fermeture, intérieur et extérieur.
IG : Et cette lumière, fragile, qui disparaît et revient, me semble aussi chercher à rendre tangible le doute qui peut être constitutif d’une démarche spirituelle, non ?
RETK : Oui, totalement. Elle devient l’image d’une foi vacillante, toujours en tension, toujours en train de se réactiver. Une foi traversée par le regard des autres, par leur présence. Et c’est ce regard qui nous fait avancer ou hésiter, qui nous pousse parfois à l’introspection.
C’est très présent dans les espaces religieux, mais aussi dans les espaces communautaires. Ce lien à l’autre est central. Cette lumière, dans l’installation, incarne ce lien, mais va au-delà de la seule croyance religieuse. Elle éclaire un espace de transmission, notamment autour de la cuisine, et rend visible le passage, les gestes, les présences. C’est un rappel simple : sans lumière, on ne voit pas, même si on a des yeux. Cette évidence physique devient, ici, une métaphore du spirituel.
IG : Tu parles de transmission – peux-tu revenir sur les gâteaux en béton, réalisés avec ta mère ?
RETK : Les moules utilisés pour ces gâteaux viennent du Liban, de Baalbek, la ville d’origine de mes parents. Ma mère les avait emportés lorsqu’elle a fui le Liban pendant la guerre civile.
Ce sont les mêmes qu’elle utilisait pour faire des marmoules, des gâteaux traditionnels préparés pour l’Aïd, les fêtes, les deuils. On les a fait ensemble, les vrais gâteaux et ceux en bétons, dans les mêmes moules. C’est une collaboration. Je voulais que cette transmission soit visible, non pas comme un savoir qui descend verticalement, mais comme un échange. Un moment partagé.
IG : Ce lien avec ta mère se retrouve aussi dans le sel présent au sol. Tu nous expliquais qu’il évoque une anecdote familiale. Et cela me permet de t’amener à ma deuxième question. Tu dis vouloir te saisir de « l’épaisseur du tabou » et en faire une matière plastique. Dans ton approche, le tabou perd sa connotation négative. Qu’est-ce qui en fait, pour toi, un espace fertile de création ?
RETK : Le tabou devient un espace. Plus on l’entretient, plus il s’épaissit, et paradoxalement, plus il devient tangible, presque habitable. Je vois ça comme un contrat tacite dans certaines relations, notamment familiales – par exemple avec ma mère. Le fait de ne pas tout se dire, de préserver certaines zones d’ombre, permet aussi de faire durer l’amour. C’est un équilibre. Et ce n’est pas négatif pour moi. Je pense que l’Occident perçoit le tabou comme forcément péjoratif, mais dans d’autres contextes, il peut être vecteur de beauté, de respect, de lien. C’est dans cette tension que je crée.
Le sel, c’est lié à une anecdote que ma mère me répétait : quand je faisais tomber du sel, elle disait qu’il ne fallait pas, car sinon, je le ramasserais avec mes cils dans l’au-delà. C’est une image forte. Elle m’a toujours incité à faire attention, à faire le bien. Et là, je le renverse : je répands du sel au sol, et j’invite le public à marcher dessus, à être dans ce geste « interdit », ensemble. C’est une manière de dire qu’on est tous pris dans des contradictions, dans des règles. Et dans l’installation, plus on s’approche du centre, plus tout devient sacré – même ce qui ne l’est pas au départ.
IG : L’exposition est guidée par l’idée de la rhétorique du rideau. Tu utilises justement des rideaux pour leurs effets de transparence dans ton installation. Qu’est-ce que cette notion signifie pour toi ?
RETK : Elle est totalement liée à ma démarche. Le rideau, c’est cet entre-deux délicat, comme un voile que l’on peut soulever… ou pas. On voit à travers, on devine, mais on ne dévoile pas forcément. Et parfois, il faut accepter de ne pas tout voir. C’est un filtre, une protection, une zone de respect. Dans mon travail, cette rhétorique rejoint celle du tabou, celle de l’intimité, celle de l’amour aussi. L’amour familial, l’amour transmis. J’ai grandi dans un environnement où dire je t’aime était facile, naturel, exprimé. Et ça m’a permis de l’exprimer à mon tour, dans mes relations. Cette capacité à dire je t’aime est aussi traversée de tabous, mais c’est ce mélange qui me nourrit. Le rideau, c’est cela : une forme de délicatesse dans l’approche, dans la manière d’amener les sujets.
IG : Justement, tu m’avais dit que tu voulais que ton travail soit dans la délicatesse et la politesse.
Reda El Toufaili Kanaan (RETK) : La lumière est au centre de l’installation, à la fois spatialement et symboliquement. C’est elle qui permet de voir toute la pièce, puisqu’elle en est la seule source lumineuse, activée par les vibrations sonores lorsqu’une personne entre dans l’espace.
RETK : Oui, c’est une ligne que je garde. Je ne veux jamais être dans le blasphème, ni dans la provocation. J’ai grandi avec une éducation religieuse qui m’a appris le respect, et je n’ai aucune envie de la remettre en cause. Elle fait partie de moi. Cette éducation m’a rendu calme, respectueux, et je crois que ça se sent dans mon travail. Le voile souligne cette douceur. Le but n’est pas d’attaquer, mais de proposer. De montrer que l’on peut dire les choses autrement, dans un geste d’apaisement.
Salle 3 – Emma Bert Lazli

Vous aimez le foot ? Quand Emma Bert Lazli était petite, elle voulait jouer au foot, mais son père l’a inscrite à la danse. Elle lui en parle dans cette vidéo, et il ne s’en rappelle pas. Par contre, ils se souviennent ensemble qu’elle n’aimait pas la danse. Cette conversation montre que les filles sont tenues à l’écart de certaines activités. Aujourd’hui, elle est dans une équipe de foot inclusive, c’est-à-dire qui accepte tout le monde.
Inès Geoffroy (IG) : Dans ton film But I’m not a cheerleader, on assiste presque en tant que témoin caché à une conversation entre un père et sa fille. On parle de football, mais c’est surtout un terrain pour aborder quelque chose de beaucoup plus intime et politique. Comment ce glissement s’est-il construit ?
Emma Bert Lazli (EBL) : Le football agit dans mon travail comme un langage commun qui permet d’aborder des choses sensibles, sans être frontale. Ce glissement s’est construit assez logiquement dans ma réflexion sur la mémoire. En me remettant au foot, j’ai pris conscience que quelque chose se rejouait par le corps : une mémoire intime, mais aussi collective, partagée avec beaucoup de mes ami·es.
Dans mon travail, j’ai toujours voulu aborder des espaces fragiles, des sources délaissées, parfois de l’ordre de l’inconscient ou du non-dit. Une analogie que j’aime bien : les matériaux enfouis ne deviennent visibles qu’une fois qu’ils ne sont plus offensifs. C’est pareil ici : j’ai pu faire exister cette conversation, car elle ne m’était plus douloureuse. Et je pense que des échanges en apparence anodins peuvent en creux faire émerger des enjeux beaucoup plus profonds. Ça m’intéressait d’entendre le point de vue de mon père, dans ce qui est dit comme dans ce qui ne l’est pas.
IG : J’ai l’impression qu’il y a aussi une forme de réparation. Tu parles par exemple de ces cours de danse classique où tu avais été inscrite et qui n’étaient pas du tout ton endroit. Le titre But I’m not a cheerleader semble en être un indice. Peux-tu nous en dire plus ?
EBL : Oui. J’aime souvent utiliser les titres pour être plus explicite que dans le contenu même de mes œuvres. Ici, le titre fait référence à un film culte queer des années 1990, But I’m a Cheerleader, où une adolescente est envoyée en camp de rééducation parce que ses parents la soupçonnent d’être lesbienne, ce dont elle n’a pas vraiment conscience. C’est drôle parce que je n’ai vu ce film qu’une fois, adolescente, et je ne me souviens même pas l’avoir particulièrement aimé. Mais il est resté comme un souvenir marquant. Et le parallèle avec mon film est là : on essaye d’assigner quelqu’un à un rôle genré qui n’est pas le sien. Reprendre le foot m’a permis de comprendre que c’est une histoire collective : cette tentative d’assignation touche beaucoup de personnes queer.
IG : Tu parlais aussi de « continuum » à propos de cette vidéo.
EBL : Oui, c’est une référence à Adrienne Rich et à son concept de continuum lesbien. Il désigne l’ensemble des expériences de solidarité, de lien ou de résistance entre femmes, qu’elles soient explicitement lesbiennes ou non. Je trouve que ça fait sens ici : toutes nos histoires, même différentes, se rejoignent et créent une filiation.
Comme nos trajectoires sont souvent invisibilisées, il est essentiel de reconnaître ce qui nous relie et de construire notre propre histoire collective.
IG : On peut aussi parler de ta série photographique Nouvelles Archives, qui rassemble à la fois des artistes de l’exposition et des personnes ayant déjà participé au projet à Thundercage. Pourquoi ce titre, et comment ce geste s’inscrit-il dans une réflexion sur les archives et les futurs queer ?
EBL : Je m’interroge depuis longtemps sur la mémoire et les archives, et sur comment écrire une histoire du temps présent. Je me demande si les archives du passé avaient conscience de leur valeur au moment où elles ont été créées. Je pense qu’une archive naît du regard qu’on pose sur elle. C’est dans cette logique que j’ai intitulé cette série Nouvelles Archives. Même si le geste est d’abord intuitif, il s’agit de photographier mon environnement et de créer de nouveaux modèles d’identification. Ces images n’ont pas seulement une valeur documentaire : elles portent en elles des traces, des possibles, des futurs. Ce sont des archives en devenir. C’est aussi un clin d’œil, une manière d’affirmer : « on existe ainsi ». Enfin, elles incarnent aussi des lieux de rêverie et de jardins secrets – espaces de mémoire à la fois intimes et collectifs, de passage autant que d’ancrage.
IG : Oui, travailler sur les archives, au final, ce n’est pas forcément regarder en arrière, c’est beaucoup une projection. Dans ton travail, tu revendiques aussi le droit à la complexité. En quoi cette idée résonne-t-elle avec la notion de rhétorique du rideau qui traverse toute l’exposition ?
EBL : Pour moi, revendiquer le droit à la complexité, c’est affirmer toutes les facettes de mon identité, sans que l’une efface l’autre sous le regard extérieur. C’est une manière d’échapper aux assignations. La rhétorique du rideau résonne profondément avec cette idée : elle permet de brouiller une lecture univoque des existences.
Elle affirme qu’il peut y avoir plusieurs vérités simultanées, et qu’il n’est pas toujours nécessaire de tout expliciter. C’est aussi une forme de soin et d’apaisement, parce qu’elle reconnaît que chaque trajectoire est un bricolage, une négociation propre. Reprendre le pouvoir sur ses propres termes, sur la manière dont on choisit d’exister. C’est dans cet entre-deux, entre droit à la complexité et rhétorique du rideau, que je vois une possibilité pour la nuance. Cela se joue autant dans mes photographies – entre la révélation et la disparition du négatif – que dans l’obscurité d’un salon où une conversation fragile se déroule, ou encore dans les imaginaires ouverts à travers la fenêtre d’un voisin. La complexité se tisse là.
Salle 4 – Amine Habki

Imaginez que l’œuvre caresse votre peau. La douceur de la laine brodée est comme la douceur des hommes représentés par Amine Habki. Des hommes sensibles qui pleurent et qui rêvent. Des hommes qui s’éloignent des clichés masculins pour être juste eux-mêmes. L’artiste questionne le regard porté sur les hommes arabes par l’art et par la société.
Inès Geoffroy (IG) : Ton travail semble proposer une forme d’auto-représentation qui déjoue avec douceur les attentes liées aux représentations des masculinités dites subalternes. Est-ce que tu y vois aussi une manière de construire un contre-discours politique ?
Amine Habki (AH) : Oui, par essence, ma présence dans toutes les strates sociales est politisée. Sans forcément avoir un discours frontalement politique, ce que je suis est politique. Je suis dans une logique de réparation d’iconographie, où j’essaie d’aller à contre-sens, non pas d’une nature, mais d’une projection qu’on a collée à ces corps-là. Ce travail de réparation a une portée politique, parce que c’est un geste qui questionne et confronte des biais de projection néocoloniaux. Je préfère dire « néocolonial » que « postcolonial », parce que pour moi, « postcolonial » reviendrait à constater qu’il n’y a plus de rapport de force. Alors que « néocolonial », c’est reconnaître qu’il existe encore des strates de domination institutionnelles toujours à l’œuvre. Même moi, j’ai dû déconstruire des choses que j’avais intériorisées, des mythes, des projections.
IG : Et dans ce que tu dis, il y a un travail sur la perception : déjouer certaines projections, déplacer ou décentrer le regard. Les pièces que tu réunis dans cette exposition utilisent beaucoup le motif du regard : parfois frontal et isolé, parfois fuyant.
AH : À propos du traitement du regard, pour moi, il y a un jeu d’effeuillage : une volonté de montrer les corps, mais sans tomber dans quelque chose de voyeuriste. J’ai envie de ne montrer les choses que partiellement : des regards coupés, des corps tournés, allongés, qui ne font pas totalement face au spectateur. C’est une manière de créer une poésie du corps, une sorte de non-corps aussi, une désidentification du portrait. Cela me permet de protéger mon rapport au corps, d’instaurer une certaine pudeur, et de décentrer l’image pour qu’elle bascule vers un registre fictif, presque fantastique. Tout en restant ancré dans une recherche d’iconographies issues d’images réelles que je viens croiser. Par exemple, ce visage recadré dans un rétroviseur, c’est un motif qu’on retrouve dans des scènes de films d’action, ou dans des films français où apparaissent des hommes arabes sous un certain angle, avec en sous-texte la question du contrôle du corps, du contrôle au faciès. Il y a un jeu d’emprunt à ces images pour dire autre chose. Dans mon travail, on voit aussi des hommes qui dorment : c’est une manière de refuser la performance et la posture imposées à ces corps.
IG : Oui, et je t’ai aussi entendu dire que tu revendiquais une forme de mollesse, de douceur dans ton travail, notamment par l’usage du textile. J’ai l’impression que cela aussi est une forme de résistance, face à l’attente d’une représentation plus dure, plus virile.
AH : Oui, complètement. Cela me permet littéralement de réparer les corps, de les repousser, de leur redonner une sensibilité, un accès à une vérité. Une vérité qui est aussi une quête : celle de créer une vision plus complexe de ces corps, sans les essentialiser.
IG : On retrouve également le motif du regard dans ta série des gants de foot. Tu les as disposés dans l’espace comme sur un terrain, orientés vers laqibla, la direction de la Mecque vers laquelle se tournent les musulman·nes pour prier. Qu’est-ce qui est incarné dans cette pièce ?
AH : Pour cette série, je suis parti du geste des footballeurs musulmans qui prient avant le match. C’est un geste qui m’intéresse beaucoup parce qu’il amène l’idée de soumission, de fragilité, de doute. On s’en remet à une force supérieure parce qu’on est dans l’incapacité de garantir la performance. Dans un lieu aussi symbolique de masculinité toxique que le foot, j’ai aimé capturer quelque chose qui venait trahir cette assurance. Le geste de prière, pour moi, est très beau, vulnérable : c’est s’agenouiller devant des milliers de spectateurs.
IG : Et du coup, je passe à ma dernière question : dans ta démarche artistique, la pudeur occupe une place essentielle. Comment la notion de rhétorique du rideau, qui traverse l’exposition, résonne-t-elle pour toi avec cette approche ?
AH : Pour moi, elle résonne beaucoup. Elle converge avec plusieurs notions et postures qu’on adopte lorsqu’on est dans l’intersectionnalité. C’est une manière fluide de dire ce qu’on veut ou non dévoiler, à qui, et à quel moment. Cela s’applique à tous les plans de l’identité : familial, social, institutionnel. La rhétorique du rideau incarne « le droit à l’opacité » , pour reprendre les mots d’Édouard Glissant : la possibilité de choisir ce que l’on donne, et comment on le donne. Par exemple, lors d’un rendez-vous professionnel, si on me demande d’où je viens alors que ce n’est pas nécessaire pour comprendre mon travail, j’ai la possibilité d’utiliser ce rideau : je peux dire que je suis français, que j’habite à Cergy, puis à Nantes, et que mes parents sont nés en France. C’est pareil dans la sphère familiale : il y a des choses que je préfère garder pour moi. C’est un système de couches, de layering. Marc Jahjah dit : « Nous sommes le site de mille énonciations, des espaces feuilletés, où coexistent des temporalités, des êtres, des personnages, des fantômes qui réécrivent, corrigent, se neutralisent, mais laissent une marque ». Et je trouve que cette image de mille-feuille entre complètement dans cette idée de rideau.
IG : Oui, complètement. Le terme de pudeur prend ici tout son sens, dans plein d’aspects, du plus intime au plus social.
AH : Oui, et c’est surtout une pudeur choisie, consentie. Dans mon parcours, on m’a souvent assimilé à des artistes qui vont être plus frontaux dans leur travail, ce qui est aussi une voie d’émancipation. Mais mon émancipation passe par cette ambiguité. Attendre de moi des représentations plus sexualisées, ce serait me contraindre, voir me fétichiser. Cela dit, je respecte profondément les démarches plus directes, plus subversives, ou même les jeux conscients de tokenisme. Toutes ces approches sont complémentaires et font de nous des identités libres et singulières.
Salle 5 – Meryam Benbachir

Quels secrets l’artiste cache-t-elle entre les points et les virgules ? Quelles images cherche-t-elle à effacer ? Meryam Benbachir a écrit un texte pour l’exposition mais c’est la seule à le connaître, à avoir le droit de le lire. Elle garde ses mots pour qu’on ne puisse pas les lui voler. Dans ses vidéos, elle efface les tatouages qu’elle ne souhaite pas montrer à tout le monde. Elle choisit qui elle veut être, selon les personnes qui sont en face d’elle.
Inès Geoffroy (IG) : Dans tes vidéos, tu montres ton processus d’effacement en faisant disparaître tes tatouages. Pourquoi avoir choisi de retirer certains éléments d’identification ou d’appartenance ?
Meryam Benbachir (MB) : Pour moi, c’est une manière de visibiliser l’effacement qu’on s’inflige en entrant dans certains espaces. Cela renvoie aussi à différentes formes d’invisibilisation des cultures subalternes. Mais au-delà, il y a une dimension intime : ce qui reste caché, ce qui ne vit que dans certains lieux. C’est une adaptation, parfois contrainte et violente, à l’espace dans lequel on se trouve.
IG : C’est une vidéo que tu as déjà réalisée une première fois. Pourquoi avoir choisi de la refaire ?
MB : Le geste est resté actuel pour moi. Refaire cette vidéo avec mon corps d’aujourd’hui – et non celui d’il y a trois ans – c’est reconnaître que ce sentiment persiste. C’est une manière de dire que l’effacement reste un geste présent, actif dans mon quotidien.
IG : Le texte que tu présentes sur le mur ne conserve que sa ponctuation. Son contenu nous échappe, sauf si tu choisis de nous le lire. Que devient le langage dans ce cadre ?
MB : Avec ce geste, je veux créer un cadre à la récupération de mon discours. Mes mots, mes idées sont souvent récupérés, reformulés, utilisés dans d’autres espaces, par d’autres personnes, d’autres structures. Ici, je reconnais ce fait, je le rends visible – mais je garde un cadre. On peut imaginer ce que je dis, tenter de projeter des mots entre les signes de ponctuation, mais ce cadre-là, cette ponctuation, est fixe, inchangeable. Il crée une forme d’autorité, une manière de réempouvoirer le discours sans qu’il puisse être repris, vidé de son contexte.
IG : Donc tu écris un texte, en lien avec l’exposition, et tu n’en présentes que la ponctuation.
MB : Oui. C’est le châssis du langage, en quelque sorte. Ce que je montre, c’est cette structure, ce squelette du discours. Et le texte n’existe réellement que si je décide de le lire. Ce geste me permet de garder la maîtrise de ce discours, de choisir à qui il s’adresse, de l’adresser de manière cryptée.
IG : Quand tu parles de langage crypté, tu fais référence à un langage qui est compréhensible uniquement par certaines personnes, c’est ça ?
MB : Oui. Pour moi, c’est un langage facultatif, qui n’a pas nécessairement besoin d’une forme verbale classique. C’est aussi un langage qui échappe à celles et ceux qui ne sont pas concerné·es par ce qu’il évoque. Les personnes concernées, elles, ont les clés de l’inconscient. Ce sont elles qui peuvent lire entre les signes.
IG : Ce geste d’effacement me semble aussi lié à ce que tu évoques comme une manière de te protéger de l’extraction d’un commun – une appartenance ou une histoire qui ne concernerait que certains, mais qui est souvent généralisée.
MB : Oui, exactement. Il s’agit aussi de se détacher d’identifications souvent maladroites. C’est une manière de s’en émanciper.
IG : Tu parles souvent de tokenisation dans ton travail. J’ai l’impression que cette stratégie d’effacement ou de cryptage est une façon d’y résister. Peux-tu revenir sur ce terme et sa place dans ta pratique ?
MB : La tokenisation, c’est une fausse inclusion. C’est comme les politiques de quotas, qui au départ étaient des revendications légitimes, mais qui ont fini par se retourner contre les personnes concernées. Le tokenisme, c’est mettre en avant quelques personnes issues de groupes minorisés – par exemple sur une photo d’entreprise – sans changer les structures de pouvoir, ni réfléchir aux violences systémiques. C’est une représentation sans réelle inclusion.
IG : Ton travail propose un geste radical de maîtrise sur les conditions d’énonciation – et donc aussi sur les conditions de réception. À ce titre, comment ta posture entre-t-elle en résonance avec la rhétorique du rideau, qui traverse l’exposition et questionne la construction de nos prises de parole ?
MB : Ce que je cherche, ce n’est pas à faire disparaître les choses. Au contraire : on voit l’effacement, on voit que j’efface mes tatouages, on voit la structure du texte. Il y a quelque chose qui se passe, mais qui se passe dans l’intime – un intime souvent invisible. Ce sont des choses qui existent, mais cachées. Et c’est dans cette forme là, dans cette zone de retrait, que j’inscris mon geste.
Salle 6 – Sido Lansari

Que ressentez-vous devant la sculpture en velours vert ? Sido Lansari s’inspire de la forme d’un tombeau. Il faut s’approcher et se pencher pour lire les inscriptions, comme pour se recueillir. Le tissu précieux est bordé de galons dorés et semble flotter dans la pièce. Le texte brodé reprend les mots d’un homme arabe et homosexuel, dans un magazine des années 1980. L’artiste fait des recherches sur les archives, pour faire entendre les voix oubliées
Inès Geoffroy (IG) : Tu mènes à la fois une pratique artistique et une activité de chercheur, nourries par des archives oubliées, en particulier autour de parcours arabo-musulmans et LGBTQIA+ en France. Comment cette recherche, ancrée dans le passé, ouvre-t-elle aussi une projection utopique ?
Sido Lansari (SL) : Le jour où je découvre une petite annonce parue en 1982 à propos d’un collectif arabo-musulman queer nommé Lahzem, c’est un déclenchement. À partir de là, ma pratique artistique et ma recherche sont devenues totalement indissociables. Ce que je cherche à faire avec ces archives, c’est de les faire entrer dans un nouveau régime de visibilité. Un régime qui ne relève pas de l’histoire, de la sociologie ou du savoir académique, mais de la représentation. Je produis beaucoup de pièces textuelles, en reprenant des témoignages, des paroles trouvées dans des journaux oubliés, souvent anonymes, parfois signées d’un simple prénom. Des paroles fantomatiques. Je prélève parfois une phrase qui me semble essentielle, je la rends visible, je la mets en circulation. Mon travail consiste à les rapprocher du réel, à ouvrir un espace imaginaire, mais un imaginaire très ancré dans le présent. C’est d’ailleurs pour cela que je ne date jamais les archives dans mes pièces. Elles ne sont pas sourcées dans l’objet exposé. Je peux transmettre mes sources, bien sûr, mais je cherche à activer ces paroles au présent, pas à regarder vers le passé. J’aime ce va-et-vient entre vivants et morts, entre présence et disparition. Et c’est là que naît, je crois, la projection utopique.
IG : Oui, tu ne fais pas qu’exhumer des archives, tu leur donnes une vie, tu les actives au présent. C’est comme si tu construisais un socle pour permettre un regard vers l’après.
SL : Oui, et c’est aussi une manière de nous inscrire dans une filiation. Dans nos milieux, on parle souvent de familles choisies. Avec ces archives, je nous donne des ascendant·es. Je nous relie à des personnes qui étaient là il y a trente, quarante, cinquante ans, et qui ont ouvert des chemins, même si elles sont restées anonymes. C’est une façon de leur rendre hommage. Dans Passion la pièce du tombeau, par exemple, il y a cette dimension de recueillement. Il s’agit de s’incliner, de se mettre en position d’écoute.
IG : C’est une manière aussi de créer un continuum. Et dans ce geste, tu montres aussi des archives personnelles. Dans ton film La Danse du printemps, on te voit enfant danser lors d’un pique-nique familial – une famille que tu décris comme ignorant encore ton « secret ». Ton regard d’adulte transforme ce souvenir en première trace queer. Tu peux nous dire comment cette pièce entre en dialogue avec la pièce Passion ?
SL : Oui, c’est une forme de continuum aussi en effet. La Danse du printemps, c’est un fragment de ma propre histoire, que je choisis de reconsidérer aujourd’hui. Ce qui m’intéresse, c’est ce moment avant la prise de conscience queer. Ce moment où la société n’a pas encore décidé pour toi. L’enfant que je montre, je ne dis pas que c’est moi. Il est loin de la personne que je suis aujourd’hui. Et pourtant, j’ai envie de l’honorer, de prendre soin de lui.
IG : Ce qui est très fort dans La Danse du printemps, c’est que tu choisis un moment qui précède l’injure, le carcan normatif. Ce gamin danse librement, apparement encore préservé de toute restriction.
SL : Et en même temps, on voit déjà les prémices de l’adaptation. Ce gamin change de posture selon qui le regarde, quand la caméra change de main. Quand c’est le père, il se redresse, il freine sa danse. Et ça raconte déjà quelque chose. Et c’est là que commence la construction d’une identité. C’est subtil, mais très réel. Ce qui m’importe, c’est de créer des supports d’identification. Des micro-fictions.
IG : J’aimerais qu’on parle de la notion de rhétorique du rideau. Ta pratique est très directe, un peu à rebours des autres artistes de l’exposition qui travaillent davantage vers des formes cryptées. Quel sens elle prend pour toi ?
SL : À un moment, j’ai compris que je ne pouvais qu’arracher le rideau. Le faire tomber, avec une forme de colère, de détermination. Parce que c’est ma manière à moi de faire en sorte que mon travail puisse être un support d’identification pour d’autres. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de subtilité dans mon propos. Cependant, je ne laisse pas planer le doute. On pense que si c’est aussi direct, aussi out, alors ce sera érotique, sexuel, provocateur. Mais non, ce n’est pas frontal au sens attendu du terme. Ça peut être vu par tout le monde, sans choquer personne. Et pourtant, il y a une charge forte, une intensité. C’est aussi lié à mon parcours. Je ne viens pas d’ici. Je suis étranger dans ce pays. Je viens d’un endroit où tout cela est très mal vu et pas accepté. Où il y avait peu d’espace pour ces identités-là. Donc, quand j’ai eu l’occasion d’y aller, j’y suis allé pour de bon. Sans entre-deux.
IG : C’est intéressant de voir comment les prises de position évoluent selon les contextes. Dans l’exposition, je parle de la rhétorique du rideau comme d’une forme de discrétion choisie – non pour cacher, mais pour maîtriser son discours. Mais le geste du coming out frontal reste, lui aussi, important bien évidemment.
SL : Oui. Même si je ne défends pas le coming out inconditionnel, j’ai très vite décidé d’inscrire mon travail dans le champ de la visibilité queer. Cela vient aussi du contexte : mes premières pièces, en 2013, ont été une réponse directe à la violence de la Manif pour tous. À ce moment-là, il n’était plus possible d’être neutre. Cette violence a profondément marqué le départ de ma démarche artistique.
Salle 7 – Mehdi Görbüz

Avez-vous un jardin secret ? Mehdi Görbüz aime créer des jardins à l’intérieur. Pour lui, les jardins sont des espaces calmes et apaisants. Avec le temps, les graines deviennent de plus en plus résistantes et fortes. Elles se transforment, comme les héritages culturels et familiaux. Il joue aussi avec les goûts de ses tantes et de ses grands-mères : les petits objets décoratifs dans leur salon, ou les gifs qu’elles lui envoient pour les fêtes. Ces images sont des souvenirs, des histoires passées intimes, comme une mythologie (récit fictif qui raconte l’origine des peuples), mais personnelle.
Inès Geoffroy (IG) : Dans l’installation que tu présentes ici, tu parles d’un jardin de résistance et d’une incarnation concrète d’utopie queer. Pourquoi avoir choisi le motif du jardin ? Qu’est-ce qu’il représente pour toi ?
Mehdi Görbüz (MG) : Tout d’abord, le terme de « jardin de résistance » vient d’une lecture que la curatrice Zeynep Kubat a proposée sur mon travail. Depuis que je suis tout petit, j’ai un énorme attrait pour le jardin. C’est important pour moi de planter et de voir grandir ce que je sème au fil du temps. Tu vois la graine évoluer en plante, prendre de plus en plus de résistance, devenir de plus en plus forte. Dans une vie en perpétuel mouvement, le jardin devient un espace suspendu, un lieu où je peux sentir le temps s’écouler et méditer. Il y a bien sûr ici l’idée du jardin secret ici. Cela me rappelle un souvenir d’enfance qui m’a profondément marqué : je me souviens que, petit, j’aimais beaucoup jouer avec des jouets dits « de filles », ce que mes parents considéraient comme « anormal » pour un garçon. Ils m’ont alors emmené voir un psychiatre. La première chose qu’il a dite à mes parents face à mon silence, c’est : « il a son jardin secret ». Ça m’a vraiment marqué et je me suis longtemps remémoré ce moment. Je pense qu’à partir de là, ce jardin est devenu pour moi un premier jardin de résistance.
IG : Oui, parce que j’ai l’impression que dans ta pratique, il y a presque quelque chose de l’ordre du travail de la terre : dans cette idée de voir naître, croître, grandir. Il y a un énorme potentiel d’autodétermination là-dedans, et j’ai l’impression que l’endroit de l’utopie se situe justement dans ce processus.
MG : Je trouve ça très intéressant que beaucoup de choses ramènent à cette idée d’un horizon, d’une utopie. J’ai beaucoup travaillé sur la notion d’utopie et sur la question de son lieu. Dans le livre de Thomas More, quand il parle d’utopie, il dit que l’utopie est dans le chuchotement, dans le presque silence. Mais il faut se rappeler que l’utopie qu’il décrit s’inscrit aussi dans un contexte politique colonial : une ville imaginaire située « nulle part », pensée depuis cet imaginaire. Alors, je ne dis pas que je décolonise l’utopie – ce seraient de grands mots, et je ne suis personne pour cela – mais j’essaie d’avoir un autre regard, dans l’optique de penser un horizon autrement, comme le propose José Esteban Muñoz dans sa manière de reconsidérer l’utopie.
IG : Oui, parce que José Esteban Muñoz vient justement en contrepoint de Thomas More. Il parle d’une utopie concrète : quelque chose qui est déjà enraciné dans un avenir, qui n’est pas une projection lointaine ou fantasmée, mais un mouvement déjà activé. Par ailleurs, pour revenir sur la question de l’image, tu dis que l’héritage culturel et familial ne se perd pas, mais se transfigure et devient queer. Je pense au mythe de Shamaran que tu convoques, mais aussi aux gifs que tu utilises, issus des conversations WhatsApp familiales. Comment cette idée de transfiguration traverse-t-elle ces images, mais aussi la manière même dont tu travailles la matière ?
MG : C’est sûr que dans tout ce que je fais, toutes les formes sont reliées à des moments marquants de l’enfance. Le mythe de Shamaran, c’est une histoire que mon père me racontait quand j’étais petit. J’imaginais toujours cette déesse, dans la montagne, dans son jardin, et j’étais profondément triste de savoir qu’elle serait trahie et tuée par son amant. J’ai toujours eu cette capacité à me projeter, à m’imprégner de ces récits. Donc forcément, ce sont des histoires qui sont devenues des formes aujourd’hui. Pour les gifs aussi, c’est quelque chose qui m’entoure : ce sont des images que je reçois tous les jours, matin, midi et soir, et que j’échange avec ma famille. Les gifs que j’utilise parlent de cette conversation transgénérationnelle, d’un lien familial, d’un héritage qui se transforme et se réinvente.
IG : Oui, et au final, rendre queer ces histoires et ces images familiales, cela veut dire qu’il n’y a pas besoin de rupture. Tu peux prolonger cet héritage, le faire évoluer, l’amener ailleurs, sans devoir choisir entre deux espaces. Tu disais toi-même que pour toi, Shamaran est devenue une icône queer. Peut-être pourrais-tu rappeler rapidement le contexte du mythe de Shamaran ?
MG : Oui, bien sûr. Shamaran est une déesse-serpent. Elle a un amant, mais il finit par la trahir. Elle, pourtant, est consciente de cette trahison et se sacrifie d’une certaine manière pour lui. Mais on n’est pas dans une position victimaire ou doloriste. Elle reste dans la ruse, dans une posture de puissance. Elle pardonne à son amant, mais elle utilise aussi sa ruse pour, au final, tuer le patriarche responsable de sa perte. C’est pour cela qu’elle est devenue une icône queer au Moyen-Orient, en Turquie, et que les communautés se sont réappropriées son image pour parler de lutte et de résilience.
IG : Pour terminer, j’aimerais te demander : comment la notion de rhétorique du rideau résonne-t-elle avec ta pratique ? J’ai l’impression que pour toi elle vient à la rencontre de l’idée de polysémie. Qu’en penses-tu ?
MG : Oui, totalement. Parce que la rhétorique du rideau, pour moi, peut brouiller les pistes, mais elle ouvre aussi plein de clés de lecture. Dans mon parcours artistique, on m’a souvent répété qu’il fallait que l’œuvre soit « universelle ». Et c’est une notion avec laquelle je ne suis pas à l’aise, parce qu’elle est profondément marquée par des codes dominants, occidentaux, sur ce que l’art doit être et à qui il doit s’adresser. Pour moi, cette notion de rhétorique du rideau est une manière de se protéger, mais aussi d’ouvrir des espaces d’interprétation. De même, la polysémie se manifeste dans le fait de donner lieu à des formes qui peuvent potentiellement avoir plusieurs entrées. Être artiste, c’est aussi pouvoir s’adresser à tout le monde, mais sans se trahir.