"Détours d’un Quartier monde" de Smaïl Kanouté, Simon Rouby et Native Maqari

Du 03 juin au 30 juillet 2023, le trio d’artistes-commissaires Smaïl Kanouté, Simon Rouby et Native Maqari, lauréats du programme Mondes nouveaux, investissent les espaces de l’ICI – Institut des Cultures d’Islam.

Ils présentent le fruit de leurs recherches habituellement nourries par des voyages aux quatre coins du globe et restreintes par la crise sanitaire au périmètre des rues de la Goutte d’Or : village parisien et concentré de planisphère. Ce changement de focale déplace leurs réflexions sur la construction des identités culturelles et leurs représentations. Ils convient alors les artistes Cebos Nalcakan, Elsa Noyons et Sifat Quazi, comme eux habitués du quartier, à partager leur ressenti et leur pratique.

Ensemble, ils déploient une cartographie sensible de la Goutte d’Or et inventent de nouveaux imaginaires à travers la vidéo, la calligraphie, l’installation, la sérigraphie, le dessin, la peinture et la photographie. Leurs œuvres explorent les Détours d’un Quartier monde où se rencontrent les supporters des Fennecs algériens, les vendeuses de safou ou encore le samouraï noir Yasuke Kurosan. L’histoire et la fiction se mêlent au quotidien en suivant la course du soleil, le hasard des pas et les bruits familiers, esquissant des itinéraires inédits.

Comme toujours à l’ICI, l’exposition s’accompagne d’une programmation pluridisciplinaire pour les grands et les petits : performance faisant dialoguer le Sahel et le Japon à l’occasion de la Nuit Blanche, table ronde avec les artistes-commissaires autour de l’expérience noire et de la migration, conte, film, concerts et ateliers d’observation du quartier en famille. Toutes les infos sur le site : www.ici.paris

Sifat Quazi

Palabres, 2023

Fresque – peinture acrylique Sculpture – acier brossé. © Marc Domage

Sifat Quazi est une artiste autodidacte dont le travail s’articule autour d’une nouvelle forme d’écriture : un langage personnel inspiré du Bangladesh, son pays natal, et de ses flâneries urbaines. Invitée par l’ICI et Smaïl Kanouté avec qui elle a déjà̀ collaboré, elle s’est replongée dans les rues de la Goutte d’Or où elle a habité pendant plusieurs années. Les lignes de Sifat Quazi, tantôt construites, tantôt organiques, sont le fruit d’un tracé spontané et intuitif. L’artiste laisse son pinceau glisser sur le mur de la même façon que ses pieds la guident dans ses déambulations. Les couleurs des boutiques, les motifs des rubans et broderies, les linéaments du quartier se déploient dans une composition joyeuse de 20m2. Pour la première fois, Sifat Quazi transpose son univers en volume grâce au travail du métal. Au croisement du moucharabieh et de l’attrape rêve, sa sculpture semble contenir toute sa Goutte d’Or dans les pleins et déliés de ses lignes.

Native Maqari

JIJIYA (the uphill course of a tumbleweed), 2023

Installation : bois, produits d’herboristerie, produits cosmétiques et impression sur papier transparent. © Marc Domage

En parcourant les rues du quartier de la Goutte d’Or, Native Maqari retrouve les odeurs et les couleurs de Zaria, sa ville natale au Nigeria qu’il quitte enfant pour s’installer aux Etats-Unis. Ce sentiment familier disparait lorsqu’il franchit le seuil des boutiques emblématiques de Château Rouge. Il y découvre des cosmétiques toxiques utilisées pour éclaircir les peaux noires, côtoyant à quelques mètres ou étagères près, l’herboristerie de la médecine traditionnelle africaine. La surprise fait place au désarroi lorsqu’il comprend que la clientèle des uns est aussi celle de l’autre. En réunissant ces produits sur une même étagère, isolés de leur contexte quotidien, il donne à voir tout le paradoxe et la violence de ces usages. Entre transmission des pratiques ancestrales et normes de beauté héritées de l’esclavage et de la colonisation, Native Maqari expose la complexité des questions liées à l’intégration et à la construction des identités contemporaines.

Elsa Noyons

Déplier l’Ordinaire. Cartographies narratives de la Goutte d’Or 2018-2023

Avec Déplier l’Ordinaire, Elsa Noyons réalise un long travail d’enquête dans la Goutte d’Or, quartier où elle a vécu de 2016 à 2020. Les données collectées sont triées et classées pour en faire une cartographie à la fois documentaire et sensible. L’œuvre prend la forme d’un ensemble de plus de 70 feuilles de papier fin qui abordent chacune une facette du quartier, jusqu’au chemin emprunté par le soleil. La série présentée ici donne un aperçu de l’exceptionnelle densité́ du tissu associatif et du foisonnement des différentes cultures, en passant par le militantisme passé et présent des habitants. Fragments de l’ordinaire, ces calques peuvent être sépares, rapprochés, superposés à l’infini, faisant apparaître les multiples couches de sens où le personnel, l’anecdotique, l’historique et l’immuable s’imbriquent.

Cebos Nalcakan

Série : Paris-Bezbar, 2016-2022

10 photographies numériques, noir et blanc, tirage sur papier Fine Art contrecollé sur Dibond. © Marc Domage

« Gardien des images » de la Goutte d’Or, Cebos Nalcakan présente pour la première fois un échantillon de sa série documentaire intitulée Paris-Bezbar. Capturée en noir et blanc, cette série est un travail au long court entamé il y a bientôt dix ans par le photographe franco-turc. Ses photos teintées de nostalgie attrapent au vol les moments de rencontres et de fêtes autant que les instants de frictions. Sans jamais esthétiser la précarité ou la violence, sans les édulcorer non plus, Cebos Nalcakan s’emploie à dresser le portrait de ces rues du 18e arrondissement parisien et de leurs habitants et habitantes, sa famille de cœur. Des jeux du square Léon aux interventions des forces de l’ordre en passant par l’effervescence de la Coupe d’Afrique des Nations, cette sélection de dix clichés laisse entrevoir un quartier solidaire, dans la joie comme dans l’adversité.

Sur la route…, 2022-2023

© Marc Domage

Cycle de vidéos
Durée totale : 40 min

(Bala Funk de Smaïl Kanouté 2022 / Mali Koura de Smaïl Kanouté 2023 / Sodida de Smaïl Kanouté 2023 / Bacongo de Smaïl Kanouté 2023 / Baye Fall de Smaïl Kanouté 2023 / Baynana de Smaïl Kanouté 2023 / Afronippōn de Smaïl Kanouté 2023 / Black Indians de Smaïl Kanouté 2023 / Procession Sans Titre de Native Maqari, Simon Rouby & Smaïl Kanouté 2023)

Enfant de la Goutte d’Or, Smaïl Kanouté est très tôt confronté aux injonctions contradictoires de sa double culture : renvoyé à ses origines maliennes à Paris et à son identité́ française dans le village de sa famille. Cette quête d’identité est le point de départ d’un questionnement plus large sur la place accordée aux personnes noires dans la société. Danseur-chorégraphe, il parcourt le monde à la recherche d’éléments de réponse, intimement convaincu de l’importance du métissage et de la porosité des cultures. Au Congo, il accompagne de jeunes danseurs qui choisissent d’exprimer leur colère face à la corruption rampante par le style saccadé du krump. Au Sénégal, il se laisse guider par la danseuse Khoudia dans un atelier de tisserand qui semble directement lié aux commerces de la Goutte d’Or. Au Brésil, il s’associe au danseur William Severo Dos Santos en réaction au massacre de Jacarezinho1. Ces multiples rencontres révèlent des similitudes qu’il définit comme l’expérience noire et qu’il documente dans le cycle de vidéos Sur la route

Premier non afro-américain à être intégré à la communauté des Black Masking Indians de la Nouvelle-Orléans, Smaïl Kanouté continue sa course des Etats-Unis au Mali… jusqu’à revenir à la Goutte d’Or où il investit trois lieux : la ressourcerie Le Poulpe, la Salle Saint Bruno et le hammam de l’ICI. À l’image des précédents courts métrages, ce triptyque est une ode à la mixité par la danse, la musique et la spiritualité. Réalisée avec Native Maqari et Simon Rouby, la dernière vidéo de ce cycle met en scène une procession croisant les rituels des samouraïs japonais et des guerriers haoussas du Sahel, prélude aux travaux communs des trois artistes inspirés par la figure de Yasuke Kurosan et présentés dans la deuxième partie de l’exposition à l’ICI Léon.

1Le 6 mai 2021, une opération menée par la police de Rio de Janeiro pour lutter contre les trafiquants de drogue dans la favela de Jacarezinho, dont la population est majoritairement noire, s’est soldée par le meurtre brutal de 29 personnes : 28 habitants et 1 policier.

Cebos Nalcakan & Simon Rouby

Fragments, 2023

Scan 3D imprimés sur dos-bleu. © Marc Domage

Depuis 2016, Simon Rouby développe une pratique qui consiste à numériser en 3D des objets, des personnes ou des éléments architecturaux à l’aide de photographies : la photogrammétrie. Inspiré par le travail de Cebos Nalcakan, il lui propose de s’emparer de cette technique pour représenter le quartier qu’ils arpentent jour après jour. Le temps d’une collaboration, Cebos Nalcakan se prend au jeu avec cette série de photographies des lieux emblématiques de Barbès-Château Rouge, loin de ses habituels portraits en noir et blanc. L’absence de toute figure humaine fait planer un silence inhabituel sur ces Fragments de la Goutte d’Or. Le métro Barbès, l’église St Bernard et les boutiques du marché Dejan semblent surgir d’un songe ou s’effacer dans un souvenir.

Smaïl Kanouté

Afronippōn, 2020

8 sérigraphies sur papier, 65 x 50 cm. © Marc Domage

Avec cette série, Smaïl Kanouté s’engage dans une exploration graphique et crée des ponts entre les mythes japonais, africains, aborigènes et mayas. En associant et superposant des motifs, il construit sa propre légende, hybride, à portée universelle. Il choisit de se réapproprier la forme du masque pour se confronter aux esprits qu’il rencontre et qui nourrissent son imaginaire. Véritable porte d’entrée vers l’âme de la personne qui le porte, mais également vers le monde de l’au-delà, le masque revêt une importance sociale et spirituelle essentielle dans les cultures animistes africaines et japonaises. Les sérigraphies se font alors passeuses, médiatrices entre la mythologie métissée rêvée par l’artiste et les visiteurs.

Remerciements à la Backslash Gallery et Smaïl Kanouté.

Smaïl Kanouté

Collection Yasuke Walks, 2023

7 pièces sur mannequins. © Marc Domage

Smaïl Kanouté se définit comme « choré-graphiste », soulignant ainsi l’importance égale de la danse et du dessin dans son travail. Il fusionne gestes, lignes et formes pour créer un univers graphique qui lui est propre, où le motif est central. Après une première collaboration en 2016, Smaïl Kanouté s’associe une nouvelle fois avec Lamine Badian Kouyaté, créateur de la ligne de vêtements XULY.Bët, et crée une collection pensée pour les corps en mouvements. Du continent africain au pays du Soleil Levant, la destinée de Yasuke Kurosan inspire les deux artistes-designers. La sérigraphie, l’univers manga et les motifs africains de Smaïl rencontrent la culture du up-cycling et la funky fashion de XULY. Bët, créant ainsi une collection urbaine et contemporaine d’où émergent des nouveaux imaginaires.

Smaïl Kanouté

Yasuke Kurosan, 2021

Vidéo MP4, 14:52 min. © Marc Domage

Co-réalisé par Smaïl Kanouté et Abdou Disouri, Yasuke Kurosan est le deuxième volet d’un triptyque de courts métrages, entre Never 21 et So Ava, autour des expériences noires à travers les époques et les territoires. Prenant comme point de départ la figure de Yasuke Kurosan, ancien esclave africain devenu le premier samouraï noir de l’Histoire, Smaïl Kanouté élabore une chorégraphie à la fois sensible et esthétique où l’Afrique et le Japon se rencontrent et où les corps en mouvement font récit. La chorégraphie se construit par l’entrelacement de trois espace-temps : celui du XVIe siècle et de l’esclavage, celui de l’effervescence et du métissage de la ville de Tokyo de nos jours, et celui d’un futur imaginé où une identité multiple, collective et en construction permanente serait possible.

Native Maqari, Simon Rouby & Smaïl Kanouté

Kurochōchin, 2023

Installation : encre sumi sur lanternes traditionnelles de Kyoto et papier washi, vidéo in-situ. © Marc Domage

Entre arts visuels et performatifs, cette installation met en scène les ombres dans un clair-obscur onirique inspiré par la traduction littérale de kurochōchin : « lumières noires » en japonais. Sur les traces de Yasuke Kurosan, les trois artistes créent un langage à l’intersection du geste, de la lumière et du mouvement, jouant sur la saturation des signes tracés, la transparence du papier japonais et la superposition des images. Native Maqari, qui s’intéresse depuis longtemps au potentiel esthétique de l’écriture, du graffiti à la calligraphie, remplace ici son traditionnel kalam par un pinceau imprégné d’encre sumi. Sa silhouette au travail est lentement révélée par la danse du samouraï noir, interprété par Smaïl Kanouté. Derrière la caméra, Simon Rouby inscrit leurs corps dans une réalité suspendue, où se matérialisent une lanterne traditionnelle de Kyoto, une calebasse et une satala1, mêlant les références au Sahel et au Japon.

1Théière bicolore en plastique, incontournable dans la région du Sahel où elle est notamment utilisée pour les ablutions par les musulmans. Aussi appelée selon les pays bouta, seridaga, tassalé ou tasfaith.

Simon Rouby

Dialogues, 2023

Installation vidéo en boucle. © Marc Domage

Partant de la légende de Yasuke Kurosan, Simon Rouby explore depuis 2020 les analogies entre les cultures du Sahel, où il vit une partie de l’année, et celles du Japon. Il consacre sa résidence à la Villa Kujoyama à Kyoto, en 2023, à l’observation des similitudes formelles dans le domaine musical. Pour Dialogues, il orchestre une rencontre fictive entre quatre musiciens – Yasuhiro Saco, Masatoshi Tanguchi, Dramane Dembele et Zoumana Dembele – et fait converser leurs instruments. Les sonorités de la flûte traversière Nokhan et du tambour Kotsuzumi, caractéristiques du théâtre Nō japonais, communiquent avec celles du tambin ou flûte peule et du talking drum originaires d’Afrique de l’Ouest. La géographie et la distance s’effacent, révélant les points communs et les singularités à travers les gestes et le souffle des musiciens.