"Hier revient et je l’entends" de Katia Kameli
Introduction
Katia Kameli mène un travail dense et protéiforme depuis le début des années 2000. Forte d’une double culture française et algérienne, elle se fait passeuse entre différents territoires et questionne les points aveugles de l’Histoire. Suivant ses propres cheminements, elle relie des faits éloignés, renoue des liens distendus, donne à entendre des paroles silenciées pour écrire des contre-récits. Ses recherches se mêlent, s’enchâssent et tissent entre elles une multiplicité de perspectives.
À l’intersection d’un langage poétique, d’études visuelles et de techniques artisanales, la pratique artistique de Katia Kameli est le fruit d’une grande fabrique de relations par affinités, proximités, et amitiés. Sa première exposition personnelle dans deux institutions parisiennes réunit un ensemble d’œuvres existantes et de nouvelles productions.
À l’ICI, l’exposition met un coup de projecteur sur vingt ans de créations. Elle souligne la cohérence d’une démarche où les récits circulent, se transforment, se transposent et se superposent, à travers le monde et les époques. L’artiste y embrasse le rôle de traductrice : ses photographies, vidéos, dessins et installations mettent en jeu un vocabulaire formel et conceptuel qui se conjugue au sein d’un espace intermédiaire entre les langues, les sons, les esthétiques et les cultures.
Le projet Le Cantique des oiseaux, co-produit avec La Criée, centre d’art contemporain à Rennes, inclut une vidéo réalisée à la Goutte d’Or en partenariat avec le Conservatoire du 18e – Gustave Charpentier. L’œuvre Stream of Stories, sur les métamorphoses des fables de Kalīla wa Dimna qui ont inspiré Jean de La Fontaine, est augmentée d’une extension en tuft conçue en collaboration avec l’artiste textile, Manon Daviet et le soutien du Cnap.
L’exposition à Bétonsalon s’organise elle autour du Roman
algérien ; elle présente les trois vidéos qui le composent, réalisées entre 2016 et 2019 et déploie une recherche en acte pour un quatrième chapitre qui prend pour point de départ le film La Nouba des femmes du mont Chenoua réalisé par l’écrivaine et cinéaste algérienne Assia Djebar en 1977.
En prenant appui sur ce premier film algérien réalisé par une femme, qui circule aujourd’hui d’une copie à une autre, Katia Kameli semble prolonger le geste de celle qui revient sur les traces de femmes résistantes pendant la guerre de l’indépendance dans la ville et les montagnes de Cherchell. Par le recueil de paroles de femmes de différentes générations, elle compose un récit polyphonique vivant où les histoires intimes et collectives se donnent à entendre par-dessus les complexités du passé colonial.
Le cantique des oiseaux
Composée de céramiques musicales, d’aquarelles, d’une fresque et d’un film, l’œuvre Le Cantique des oiseaux s’inspire du recueil de poésie mystique de Farîd od-dîn ‘Attâr.
Ce chef d’œuvre de la littérature persane écrit vers 1177 chante le voyage de milliers d’oiseaux en quête de Sîmorgh, créature mythique, allégorie du Divin. Guidés par la huppe, symbole de la sagesse, ils traversent les sept vallées du Désir, de l’Amour, de la Connaissance, de la Plénitude, de l’Unicité, de la Perplexité, du Dénuement et de I’Anéantissement, abandonnant progressivement leurs biens, leurs certitudes, leur égo. Seuls trente oiseaux achèvent ce voyage initiatique qui les mène vers leur propre reflet, Sîmorgh signifiant littéralement « trente oiseaux-» en persan.
Les sculptures musicales de Katia Kameli sont réalisées en terre cuite, comme un hommage à la matière originelle et aux gestes du modelage. Elles s’activent à l’occasion d’une performance avec des musiciennes pendant l’exposition et dans le film de la seconde salle. On y voit de jeunes femmes, pour la plupart élèves flutistes du conservatoire municipal Gustave Charpentier de Paris, incarner les oiseaux et jouer leurs mélodies dans les rues et jardins de la Goutte d’Or. Vêtues d’aubes peintes à l’aquarelle, elles transposent un univers abstrait et onirique dans le décor urbain du quartier de l’ICI.
Katia Kameli propose ici une interprétation polyphonique et lumineuse du Cantique des oiseaux, nourrie de collaborations, d’histoires, de couleurs et de gestes séculaires, en écho à un cheminement intérieur.
Une oeuvre coproduite par l’ICI et La Criée – centre d’art contemporain à Rennes.
Bledi, un scénario possible
La vidéo Bledi, un scénario possible pose un regard sur la société algérienne des années 2000, au sortir de la guerre civile, aussi appelée décennie noire (1991 – 2002).
Par une alternance d’images couleurs et noir et blanc filmées en super 8 et numérique, Katia Kameli joue avec les registres temporels et narratifs pour proposer un documentaire à portée autobiographique. Interviews sur le ferry entre Marseille et Alger, scènes de vie prises sur le vif dans
l’espace public algérois et moments privés du cercle féminin familial esquissent le portrait d’une société dont le présent se heurte aux traumatismes du passé et aux incertitudes de l’avenir. Au travers d’une phrase interrogative, d’une brève interjection ou d’un reflet, l’artiste apparait ci et là, comme pour interroger son appartenance à cet ensemble complexe et stratifié auquel fait écho la série de dessins Bledi, un
storyboard possible. Ici, la superposition d’images décalquées sur papier translucide à partir d’archives personnelles et de la presse algérienne entrave leur discernement.
La portée critique de Bledi se révèle ainsi dans une succession de métaphores visuelles et sonores, entre transmission du silence, incompréhension intergénérationnelle, rêve d’exil, persistance de visions exoticisantes, régression de la condition féminine, crispations religieuses, contraste entre urbanité et ruralité et progrès liés aux
nouvelles technologies.
The Storyteller
La halqa est la forme la plus ancienne de théâtre au Maroc et désigne le cercle qui se dessine autour du conteur. Ces représentations en plein air, sans scène ni artifice, abordent des thèmes universaux comme l’amour, la société, la politique, la religion ou la mort. La halqa est un lieu de transmission culturelle, où le poète appelé hlaïqya se fait le passeur d’un patrimoine oral traditionnel.
Abderahim Al Azalia est un conteur particulier : il interprète à sa manière des films de Bollywood sur la place Jamaâ El Fna de Marrakech. Dans la vidéo The Storyteller, il intervient au sein du Théâtre Royal de la ville, ossature de béton alors inachevée, pour y raconter Dosti de Sayten Bose. Ce classique du genre en noir et blanc suit les mésaventures de Ramu et Mohan, deux jeunes orphelins en situation de handicap qui parviennent à échapper à leur condition grâce au chant et à la musique de rue, provoquant à chaque fois de grands rassemblements à la manière d’une halqa.
Orchestrée par Katia Kameli, cette rencontre entre le cinéma populaire indien et l’art du conte marocain porte les prémices de l’œuvre Stream of Stories, présentée plus loin dans l’exposition. Sur le principe de la mise en abîme, The Storyteller interroge la circulation des récits et les liens existants entre littérature, oralité, image et imagination.
Stream of Stories
Œuvre dense et processuelle basée sur une recherche autour de l’intertextualité et de la traduction, Stream of stories (Le flux des histoires) révèle l’épopée géographique, temporelle et culturelle des écrits à l’origine des Fables de Jean de La Fontaine.
Dans l’avertissement qui ouvre son second recueil en 1678, celui-ci confesse s’être inspiré du Pañchatantra du brahman indien Pilpay. Écrit en sanskrit au IIIe siècle avant notre ère pour l’éducation morale des princes, Le Livre d’instruction en cinq parties foisonnait d’allégories animalières. Sa traduction en perse est attribuée au médecin Borzouyeh, à la fin du VIe siècle. En 750, les textes réapparaissent en arabe sous le nom de Kalīla wa Dimna, grâce à une traduction d’Ibn Al-Muqaffa, qui contribue fortement à leur diffusion dans le monde occidental. Katia Kameli remet en circulation ces récits grâce à des œuvres/chapitres enchevêtrés, composés de fables sérigraphiées, d’iconographies réalisées à partir d’illustrations de différents manuscrits, de masques d’animaux, et de vidéos intégrant des entretiens avec des traducteurs et spécialistes.
Un septième et nouveau chapitre intitulé La Colombe au collier, la gazelle, le corbeau, le rat et la tortue est présenté ici sous la forme d’une tapisserie. Composée par Katia Kameli à partir de six manuscrits différents, elle est réalisée en tuft (technique d’implantation de laine brin à brin sur une armature toilée grâce à un pistolet à aiguille) par Manon Daviet et s’accompagne d’une interprétation de l’autrice Chloé Delaume.
Une oeuvre co-produite par l’ICI et le Cnap.
Avec Stream of Stories, Katia Kameli décortique le processus de traduction à l’œuvre au sein d’un corpus de fables que l’on retrouve à la fois dans le Pañchatantra, dans Kalīla wa Dimna et chez La Fontaine (soit entre les versions indiennes, perses, arabes et françaises). Grâce à une déclinaison de procédés plastiques, l’artiste rend manifestes les connexions, les intertextes et les influences à travers les âges.
Dans le chapitre 2, elle sérigraphie en grand format différentes versions d’une même fable et indique les déplacements de sens en sublimant les passages concernés à la feuille d’or. Elle réalise également des collages qui combinent les illustrations issues de manuscrits d’époques et de styles distincts, eux-mêmes présentés sous forme de reproductions manipulables (les originaux sont conservés à la Bibliothèque nationale de France et à la Bibliothèque Royale de Rabat).
Dans le chapitre 5, elle donne voix à Borzouyeh, à qui est attribuée la première traduction des fables du sanskrit vers le pavlavi (perse moyen), aujourd’hui perdue. Interprété par la comédienne Clara Chabalier, le médecin raconte sa recherche de la vérité et son scepticisme face aux religions établies. En demandant à l’Empereur Chosroes Anushiruwān de faire figurer son nom en introduction de Kalīla wa Dimna, il souligne l’importance du rôle du traducteur et l’influence de son interprétation.
Dans le chapitre 6, Katia Kameli met en scène Clara Chabalier en conteuse. Au cœur d’un riad marocain, cette nouvelle Shéhérazade retrace les origines et péripéties des fables. Elle souligne les porosités culturelles et interroge les enjeux de pouvoirs liés aux processus de traduction ou de copie. Son récit remonte le fil du manuscrit 3655, l’un des plus anciens, inaccessible au grand public et précieusement conservé à la Bibliothèque Royale de Rabat.