Urban Text, cet espace nommé Balkans

Introduction

C’est à travers le prisme de l’espace urbain que l’exposition Urban Text – littéralement tissu urbain en français – donne à voir la complexité des Balkans, territoire multiculturel aux définitions mouvantes.

Des traces de l’empire Ottoman aux stigmates des guerres du XXe siècle, la ville s’est fait le palimpseste des écritures collectives, le miroir de l’Histoire et des imaginaires. Entre construction, effacement et transformation, les dynamiques politiques et individuelles ont marqué les architectures et les monuments de leur empreinte.

Une sélection d’artistes travaillant dans les Balkans en témoigne avec force et délicatesse, s’emparant des mémoires et de l’actualité pour créer des œuvres intimistes, critiques ou oniriques. Ils soulignent la densité historique du Sud-Est de l’Europe, en même temps que la diversité des influences qui façonnent cette région depuis des siècles, et dont les populations sont le reflet.

Dans un contexte post-dictature et post-conflit selon les pays, les enjeux contemporains liés à la transition démocratique et à l’affirmation d’identités culturelles singulières sont au cœur des nouveaux récits qui investissent l’espace public, désormais pensé comme un espace commun de libertés. Les seize artistes rassemblés au sein de l’exposition Urban Text, cet espace nommé Balkans invitent à explorer ce vaste champ des possibles.

À découvrir

551.35 – Geometry of Time, de Lana Čmajčanin
Merry Ramadan, de Stefano Romano
Bosanski ćilim, de Dženan Hadžihasanović (façade)

Bosanski ćilim, de Dženan Hadžihasanović © Marc Domage

Repenser le socialisme Différents contextes – différentes approches

Durant la Guerre froide, la région, bien que partageant l’idéologie marxiste, est traversée par de forts antagonismes politiques : la Yougoslavie non-alignée d’un côté, l’Albanie, la Bulgarie et la Roumanie de l’autre. À partir du milieu des années 1960, la possibilité pour les citoyens yougoslaves de voyager sans visa, le grand nombre de Gastarbeiters (« travailleurs invités » par l’Allemagne de l’Ouest) et l’essor du tourisme international ont pour conséquence une ouverture culturelle du pays vers le monde occidental. La différence avec les pays du bloc de l’Est est particulièrement visible dans la politique concernant les monuments.

En 1952, la Yougoslavie renonce au réalisme soviétique dans le domaine artistique et l’idéologie s’incarne dans des monuments abstraits ou symboliques, à la gloire des résistants contre le fascisme et à la mémoire de ses victimes. Ils sont érigés sur les champs de bataille, dans les camps de concentration et sur les sites de victoires contre l’armée allemande. À la même époque, en Albanie, le culte de la personnalité se développe. De nombreuses statues monumentales dans le style du réalisme socialiste fleurissent dans les villes en hommage à Enver Hoxha, Staline, Lénine, Marx et Engels. Elles adressent un message clair aux populations privées de religion par le régime, en leur indiquant quelles figures vénérer.

De nouveaux changements politiques interviennent dans les années 1990. Les républiques fédérées revisitent leur patrimoine culturel pour se démarquer de la Yougoslavie. De nouvelles politiques mémorielles émergent et s’imposent comme un instrument majeur dans la construction de ces États-nations. La commande publique se diversifie, les monuments socialistes sont détruits, retirés ou oubliés, tandis que de nouveaux monuments prennent en charge le besoin de récits alternatifs. Des artistes réagissent à ce mouvement, rappelant l’importance de préserver la mémoire de la résistance contre le fascisme, mais aussi de recontextualiser les monuments à la gloire de dirigeants niant les droits humains des citoyens.

Milena Dragićević Šešić

À découvrir

Leaders, de Ledia Kostandini
• Dessins et installations de Mrdjan Bajić
Restaging Monument, de Luiza Margan
Monument, de Igor Grubić
We don’t need another hero, de Alban Muja

© Marc Domage

Après le socialisme : une transition dans la confusion, voire la corruption

La mise en place d’une démocratie multipartite dans ces territoires est un processus long et complexe. Les attentes des citoyens et leur désir de changement font rapidement face aux désillusions et au cynisme. Le chômage massif engendre un vaste marché noir et une économie grise, provoquant de fortes injustices sociales. Les populations se tournent vers les capitales où le nombre d’habitants sans perspective d’emploi se multiplie. Le kiosque devient alors le symbole de la ville en transition, surgissant partout, au rez-de-chaussée et au sous-sol des immeubles, au bord des rivières, dans les parcs et les espaces publics. On y vend surtout des marchandises clandestines : des cigarettes, des boissons et toutes sortes de gadgets.

À partir des années 2000, la « kioskisation » cède la place aux investisseurs immobiliers qui développent des logements et des espaces de bureaux dans des quartiers pourtant dépourvus des infrastructures adéquates (accès, stationnement…). Les classes moyennes paupérisées vendent leur maison aux promoteurs en échange de deux appartements dans l’immeuble qu’ils construisent à la place. Les hommes politiques voient dans ces « tours » l’opportunité d’illustrer leur succès, et les municipalités accordent des permis de construire souvent au mépris des règlementations, quand la corruption n’entraîne pas la modification du plan d’urbanisme pour autoriser les bâtiments de grandes hauteurs. Ces investisseurs ne lancent pas d’appels d’offres architecturaux, même pour les mégaprojets architecturaux en plein centre-ville, et commencent ainsi à remodeler l’image des villes de la région, toujours plus semblables les unes aux autres.

Dans le même temps, des dirigeants populistes antilibéraux émergent et introduisent de nouveaux récits nationaux. Ils réaménagent les grandes places publiques en érigeant des monuments qui s’inscrivent dans une politique d’ « antiquisation » en Macédoine, d’ « illyrisation » en Albanie, ou encore de « médiévalisation » en Serbie et en Bosnie- Herzégovine.

Milena Dragićević Šešić

À découvrir

Bigger than life, de Adnan Softić
What are you looking at ?, de Ivan Šuletić

© Marc Domage

Femmes artistes de Bosnie-Herzégovine après la guerre

Durant les vingt-sept dernières années, la Bosnie-Herzégovine a redéfini son identité culturelle, laissant derrière elle la République socialiste de Yougoslavie pour devenir une société démocratique, libérale et capitaliste. Ce processus a entraîné une transformation radicale de ses modes d’organisation socio-politiques, et l’établissement rapide de nouvelles influences provenant de l’Occident comme de l’Orient.

En 1997, après le siège de Sarajevo, plus de 200 artistes souhaitent prendre part à l’exposition organisée par le Centre d’art contemporain Soros. Comme il ne subsiste alors plus qu’une poignée des douze galeries ouvertes avant-guerre, et que les artistes établis vivent en exil, il s’agit d’une opportunité pour la jeune génération d’artistes s’interrogeant sur les conséquences de la guerre. Des thèmes tels que le traumatisme, l’identité, la liberté (pour les femmes et les hommes) ainsi que la mémoire deviennent prépondérants. Les médiums varient, combinant vidéo, installation, photographie, hypertexte, art conceptuel, médias mixtes et œuvres in situ, tous fortement influencés par les questionnements socio-politiques et d’après-guerre.

Dans ce contexte, une scène artistique féminine dynamique émerge. Les artistes explorent des sujets comme l’espace, le traumatisme, la mémoire, et les nouveaux rôles tenus par les femmes dans une société encore très patriarcale. Par le biais de performances, de l’art conceptuel, et de la vidéo, elles abordent l’émancipation collective, la libération des femmes et l’oppression des minorités. Utilisant souvent le corps féminin comme outil artistique, elles donnent plus de pouvoir aux femmes, tout en soulignant leur oppression et le mauvais traitement qui leur est infligé. À travers leurs œuvres exposées dans le monde entier, ces artistes soulignent le contexte de leur pays en transition afin de sensibiliser l’opinion, d’inciter au changement pour les générations futures, et de soigner les traumatismes durables causés par les guerres récentes.

Senka Ibrišimbegović

À découvrir

Red, de Šejla Kamerić
Frei, de Šejla Kamerić
Woman with a Candle, de Lana Čmajčanin
Viva la Vida, de Selma Selman

© Marc Domage

Écrire, effacer et réécrire l’espace au travers de l’urbanisme et de l’architecture

Il est difficile d’appréhender les concepts contemporains autour de l’urbanisme et de l’architecture sans comprendre l’importance de la notion d’identité culturelle. L’architecture reflète l’identité culturelle spécifique à une région. Elle représente ainsi un processus inévitable et continu de qualification des espaces, en termes d’identification symbolique à la mémoire et au territoire.

Situés au carrefour de différentes cultures issues de l’Europe continentale et de la Méditerranée, les Balkans sont témoins d’une transformation radicale de leurs modes d’organisation socio-politiques, tout en étant soumis à de nouvelles influences qui s’établissent rapidement dans la région. Les zones urbaines contemporaines sont porteuses d’une ambiguïté visuelle et ne coïncident guère avec les schémas culturels établis. De ce fait,

la notion de « lieu » est fréquemment sujette à réinterprétation. Différents points de vue et questionnements s’expriment à travers des modes d’intervention divergents dans l’espace, incluant la notion aussi persistante qu’évolutive de modernisation au sens large. L’environnement urbain est presque quotidiennement remanié dans son apparence par différents groupes sociopolitiques qui projettent essentiellement leurs aspirations sur les ensembles architecturaux émergents. Ces transformations engendrent des effets à long terme sur le processus de création d’une identité culturelle spécifique.

Aujourd’hui, cette question sensible mérite qu’on lui porte une attention particulière, surtout au sein de pays dont le processus de transition est toujours en cours. Il est nécessaire de répondre aux bonnes questions : Comment l’identité d’un espace donné est-elle déterminée ? De quelles manières l’architecture et les formes urbaines influencent-elles la formation d’une identité culturelle ? Enfin, comment une identité culturelle spécifique devient-elle durable à la fois localement et globalement ?

Senka Ibrišimbegović

À découvrir

The Residual effect, de Yane Calovski

© Marc Domage

Un tourbillon de formes et de couleurs

La chute du mur de Berlin en 1989 a également mis un terme aux rigueurs du parti politique unique en Albanie. La liberté a été instaurée dans l’espace public comme dans l’expression individuelle et les opinions politiques. La population a dû s’adapter au néolibéralisme au pas de course. Ainsi, l’Albanie contemporaine donne l’impression d’avoir été traversée par un tourbillon d’opinions, de formes et de couleurs. La capitale, Tirana, est devenue un musée à ciel ouvert, autour d’œuvres d’art contemporain et d’architecture du plus grand éclectisme.

Le pays a vécu une dictature fondée sur une interprétation particulière de Marx et de Lénine. Bien établie dès le milieu des années 1950, celle-ci associait une approche stalinienne à des pratiques nationalistes visant à renforcer la nation sur les plans culturel, environnemental et social. En termes de culture, l’émancipation telle qu’elle était entendue allait de pair avec l’homogénéisation et les interdictions, y compris de la religion, alors considérée comme une oppression à l’égard des pauvres, des femmes et des jeunes. En termes d’espace public, cela signifiait davantage d’urbanisation, de sécurité, de propreté, d’espaces verts, d’infrastructures et de rénovation de patrimoine. En revanche, la circulation des personnes était laissée à l’entière discrétion de l’État, qui décidait aussi de façon arbitraire des destructions et de la réaffectation d’édifices religieux et de régions entières.

À l’heure actuelle, la majorité de la jeune génération n’a aucun souvenir de cet autoritarisme, ni des conflits voisins. Elle fait en revanche l’expérience d’un héritage politique et culturel dissonant, dont elle ne sait encore que faire. Mais ces dissonances, qui se traduisent par la diversité des croyances comme des non-croyances, des paysages montagneux et des langues parlées le long des côtes méditerranéennes de l’Albanie, apparaissent de plus en plus comme une opportunité de créativité et d’innovation.

Falma Fshazi

À découvrir

Kumbima, de Kumbima
• Let Us Meet In Between, de Ledia Kostandini

© Marc Domage

Entre art, histoire et espoir !

Peut-on appréhender les Balkans en analysant avec distance et sans émotion les croisements, les contradictions, les frontières, les limites, les circulations, les individus, les groupes et les zones d’ombres qui les traversent ? Y a-t-il, comme le dit Hayden White, une part de fiction dans tout récit historique ? Est-ce que toute synthèse est temporaire ?

Comment l’espace public en atteste-t-il ?

Suite à la Seconde Guerre mondiale, la mise en place de régimes totalitaires à la tête des différents pays de la région entretient une confusion regrettable entre égalité des chances et absence d’inégalités. La majorité des Balkans fait alors l’expérience d’une organisation de l’espace contrainte par un parti unique. La période de transition allant d’un système imposant une planification urbaine millimétrée et une morale disciplinaire vers un système démocratique et pluraliste est trop intense pour véritablement envisager une nouvelle infrastructure spatiale, culturelle, sociale et politique. Et la mémoire des guerres encore trop récente. Il en résulte différentes sphères qui se côtoient sans vraiment interagir : celle de l’intime et de la famille qui enveloppe et protège, celle du collectif et de la société qui rassemble les individus, celle du politique qui organise les institutions.

Tout au long de l’exposition, les artistes engagent un dialogue entre ces sphères pour inventer des espaces communs riches de leur diversité. Entre art, histoire et espoir, ils réécrivent l’imaginaire des Balkans et invitent à recomposer leur futur.

Falma Fshazi

À découvrir

• No Wise Fish Would Escape Without Flying, de Driant Zeneli
Until a Breath Of Air, de Marko Tadić

© Marc Domage